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« Mes études de philosophie à l’université m’ont appris à poser deux questions à quiconque prétend détenir la vérité : que voulez-vous dire, et comment le savez-vous ? Lorsque j’ai soumis ma propre tradition religieuse à ces questions, je n’ai trouvé aucune réponse, et j’ai réalisé que le christianisme m’avait échappé. » Voici l’histoire de l’ancien catholique américain, Nuh Ha Mim Keller, qui 25 ans après sa conversion est devenu l’un des plus grands spécialistes contemporains de l’islam.

Né en 1954 dans la campagne agricole du nord-ouest des États-Unis, j’ai grandi dans une famille croyante qui a fait de moi un catholique. L’Église a donné à mon enfance un monde spirituel incontestable, voire plus réel encore que le monde physique qui m’entourait, mais plus tard, et notamment après être entré dans une université catholique et avoir élargi mes lectures, j’ai commencé à interroger de plus en plus mon rapport à la religion, sur le plan des croyances comme des pratiques.

Ces interrogations s’expliquent notamment par les changements fréquents qui s’opérèrent dans la liturgie catholique à la suite du Concile Vatican II en 1963, donnant au profane l’impression que les principes de l’Église étaient instables. Entre eux, les membres du clergé parlaient flexibilité et pertinence liturgique, mais pour les catholiques ordinaires, ils semblaient tâtonner dans l’obscurité. Dieu ne change pas, ni les besoins de l’âme humaine, et le ciel ne nous avait pas envoyé de nouvelle révélation. Pourtant, nous avons célébré ces changements, semaine après semaine, année après année ; ajoutant, retirant, passant du latin à l’anglais, et finalement en introduisant des guitares et de la musique folk. Les prêtres expliquaient encore et encore pendant que les profanes haussaient les épaules. Cette quête de pertinence a fini par convaincre un grand nombre d’entre nous qu’il n’y en avait guère eu depuis le départ.

Mes doutes ont également été alimentés par un certain nombre de difficultés théoriques, telles que la doctrine de la Trinité que personne dans l’histoire, ni prêtre ni profane, n’est jamais parvenu à rendre intelligible, et dont s’arrangeait le commun des mortels en se représentant une sorte de « comité divin » partagé entre Dieu le Père, qui gouvernait le monde depuis les cieux, son fils Jésus Christ, qui avait sauvé l’humanité sur Terre, et le Saint-Esprit, représenté par une blanche colombe et qui semblait avoir été relégué dans un rôle tout à fait secondaire. Je me revois cherchant un contact particulier avec l’un d’entre eux uniquement, afin qu’il puisse faire cas de moi avec les autres, et je priais donc avec force conviction tantôt celui-ci, tantôt celui-là ; mais les deux autres restaient obstinément là. J’ai finalement décidé que Dieu le Père devait prévaloir sur les autres, jetant ainsi le plus grand obstacle qui soit sur le chemin de mon catholicisme : la divinité même du Christ. Qui plus est, à la réflexion, il était évident que la nature de l’homme contredisait celle de Dieu sous tous les rapports, la contingence et la finitude d’une part, l’absolu et l’infini d’autre part. Autant que je me souvienne, dans mon enfance ou plus tard, je n’ai jamais vraiment cru en la divinité de Jésus.

Le commerce d’actions et d’obligations, pudiquement qualifiées d’indulgences, qu’a fait l’Église sur la vie après la mort, est également venu alimenter mon incrédulité. Faites ceci et cela, et votre sentence au purgatoire sera allégée de tant d’années. Cela avait semblé si grotesque à Martin Luther au début de la Réforme.

Je me souviens aussi de mon aspiration à une écriture sacrée, à un livre capable de me guider. Une Bible m’a été donnée l’occasion d’un Noël, une belle édition, mais lorsque j’ai tenté de la lire, elle m’est apparue décousue et dépourvue de fil conducteur, au point qu’il était difficile d’y puiser un modèle de vie. Ce n’est que plus tard que j’ai compris comment les chrétiens surmontaient cette difficulté pratique : les protestants en créant des théologies sectaires, chacune mettant l’accent sur les textes de son choix et minimisant l’importance des autres, et les catholiques en minimisant l’importance de l’ensemble à l’exception de quelques bribes introduites dans leur liturgie. Quelque chose semblait manquer, et le livre sacré ne pouvait être lu comme un tout.

De plus, quand je suis rentré à l’université, j’ai découvert que l’authenticité du livre, surtout celle du Nouveau Testament, avait été sérieusement remise en question par les recherches herméneutiques modernes des chrétiens eux-mêmes. Dans le cadre d’un cours de théologie contemporaine, j’ai lu la traduction de Norman Perrin du livre de Joachim Jeremias, un des plus grands spécialistes du Nouveau Testament de ce siècle, The Problem of the Historical Jesus1. Critique textuel qui maîtrisait les langues antiques et avait consacré de nombreuses années aux textes, s’était finalement accordé avec le théologien allemand Rudolph Bultmann pour dire que, sans l’ombre d’un doute, le rêve de pouvoir faire un jour la biographie de Jésus était perdu, autrement dit, que la vie réelle du Christ ne pourrait jamais être reconstituée à partir du Nouveau Testament avec un quelconque degré de certitude. Si ce constat était celui d’un ami du christianisme, et d’un de ses plus grands experts textuels, me suis-je dit, quels arguments restaient-ils à ses ennemis ? Et que dire de la Bible sinon de la considérer comme un agrégat de vérités et de fictions, de conjectures projetées sur le Christ par les disciples qui lui ont succédé, se contredisant eux-mêmes dès lors qu’il était de question de déterminer qui était le maître, et quel était son enseignement. Et si des théologiens comme Jeremias pouvaient se rassurer en se disant que quelque part, sous les multiples couches d’ajouts ultérieurs infligés au Nouveau Testament il serait possible de trouver le « Jésus historique et son message », comment le commun des mortels pouvait-il espérer le trouver, ou le connaître, pour autant que cela soit possible ?

Mes études de philosophie à l’université m’ont appris à poser deux questions à quiconque prétend détenir la vérité : que voulez-vous dire, et comment le savez-vous ? Lorsque j’ai soumis ma propre tradition religieuse à ces questions, je n’ai trouvé aucune réponse, et j’ai réalisé que le christianisme m’avait échappé. J’ai alors entrepris une recherche qui n’est peut-être pas étrangère à beaucoup de jeunes occidentaux, une quête de signification dans un monde dénué de sens.

J’ai commencé là où j’avais perdu mes anciennes croyances, avec les philosophes, avec le désir de croire néanmoins, sans chercher la philosophie, mais plutôt une philosophie. J’ai lu les essais du grand pessimiste Arthur Schopenhauer, qui s’intéressait aux différents âges de la vie, et pour qui l’argent, la renommée, la force physique et l’intelligence disparaissaient avec les ans, et que seule demeurait l’excellence morale. Cette leçon m’avait touché, et je m’en souvenais encore des années plus tard. Ses essais attiraient également l’attention sur le fait que l’homme tend à répudier dans la maturité ce qu’il épousait avec ferveur dans l’incandescence de la jeunesse.

Et c’est alors avec le désir prescient de trouver le Divin que j’ai décidé de m’imprégner des arguments les plus convaincants de l’athéisme que je pourrais trouver, avec l’espoir de pouvoir un jour les réfuter. J’ai donc lu les traductions de Walter Kaufmann des œuvres de l’immoraliste Friedrich Nietzsche. Le génie aux multiples facettes disséquait les croyances et les jugements moraux de l’humanité avec de brillants arguments philologiques et psychologiques qui convergeaient pour finalement accuser le langage humain lui-même, et le langage de la science du dix-neuvième siècle en particulier, d’être si intrinsèquement déterminés et agis par les concepts hérités du langage de la moralité, qu’ils ne pourraient jamais espérer, sous leur forme d’alors, lever le voile de la réalité. Outre leur valeur immunologique contre le scepticisme intégral, les œuvres de Nietzsche ont expliqué la nature postchrétienne de l’Occident, et prédit avec justesse la sauvagerie sans précédent du vingtième siècle, en déboulonnant le mythe selon lequel la science pourrait fournir une morale de substitution à la désormais défunte religion.

À titre personnel, ses diatribes contre le christianisme, notamment dans la Généalogie de la morale, m’ont permis de distiller les croyances de la tradition monothéiste en un petit nombre de formes analysables. Il a séparé les concepts non essentiels (comme l’étrange spectacle du suicide d’une divinité omnipotente sur la croix) des concepts essentiels, que j’allais alors accepter, sans toutefois croire en eux, et qui étaient au nombre de trois : Dieu existait, Il avait créé l’homme dans le monde et défini la conduite qu’il en attendait, et Il jugerait l’homme en conséquence après la mort et fixerait la récompense ou la punition éternelle.

C’est à cette époque que j’ai lu une des premières traductions du Coran qui a suscité en moi une admiration contrariée, car j’étais partagé entre mes réserves agnostiques, et la pureté avec laquelle les concepts fondamentaux du texte étaient exposés. Même fausse, pensai-je, il ne pouvait y avoir d’expression plus essentielle de la religion. En tant qu’œuvre littéraire, la traduction (je crois qu’elle était de Sale) était terne et ouvertement hostile à son objet, mais je savais que la beauté et l’éloquence de l’original arabe faisaient l’objet d’une large reconnaissance au regard des divers livres religieux de l’humanité. J’ai alors ressenti le besoin d’apprendre l’arabe pour accéder à l’original.

Un jour que j’étais en vacances de l’université, marchant sur un chemin de terre parmi les champs de blé, j’assistai au coucher du soleil. Et par quelque inspiration, j’ai compris que je vivais un moment d’adoration, que cet instant commandait de s’incliner et de prier le Dieu unique. Mais ce n’était pas là quelque chose que l’on aurait pu décrire par soi-même, mais plutôt une sorte de disposition passagère, ou peut-être le commencement d’une prise de conscience que l’athéisme ne constituait pas un mode d’être au monde authentique.

J’ai emmené avec moi un petit quelque chose de cette inquiétude, lorsque l’on m’a transféré à l’université de Chicago où j’allais bientôt étudier l’épistémologie des théories de la morale (qui cherchent à comprendre comment se constituent les jugements moraux) en lisant et cherchant parmi les livres de philosophie quelque chose capable de jeter la lumière sur le problème de l’absence de sens, ce qui répondait à la fois à une préoccupation personnelle et à un des problèmes philosophiques centraux de notre temps.

D’aucuns affirmaient que l’observation scientifique était condamnée à ne formuler que des affirmations descriptives sous la forme X=Y, telles que « cet objet est rouge, il pèse deux kilos, il mesure dix centimètres de haut », etc. Bref, des formulations dont la fonctionnalité était scientifiquement vérifiable, tandis que l’élément fonctionnel des jugements moraux n’était rien en soi, sinon une affirmation descriptive qu’aucune observation scientifique ne saurait mesurer ou vérifier. Il apparait alors que le rien est logiquement dénué de sens, et que toute moralité qui voudrait l’accompagner est une position qui n’est pas sans rappeler celles décrites par Lucien de Samosate lorsqu’il conseille à quiconque croise un moraliste de le fuir comme un chien enragé. Pour celui-là qui obéit à cette logique, c’est l’opportunisme qui gouverne, et seules les convenances viennent modérer son comportement.

Comme les frais de scolarité étaient plus élevés à Chicago, j’ai dû réunir de l’argent, et j’ai finalement trouvé un emploi d’été sur la côte ouest à bord d’un senneur pêchant en Alaska. La mer s’est révélée être une école en soi, et elle m’a happé huit saisons durant, pour l’argent. J’ai rencontré beaucoup de gens sur les bateaux, et j’ai mieux pris la mesure de la puissance et de l’intensité du vent, des eaux, des tempêtes et de la pluie ; ainsi que de la fragilité de l’homme. Ces choses sont là, devant nous, comme dans un immense livre ouvert, mais mes camarades pêcheurs et moi n’en pouvions discerner que les mots propres à notre condition du moment : attraper le plus de poisson possible dans le temps imparti pour les vendre à la criée. Peu étaient en mesure de lire le livre dans son intégralité. Quelquefois, par gros temps, les vagues se dressaient autour de nous comme de grandes collines, et le capitaine assailli de sueurs froides tenait fermement la barre ; en une minute, la proue plongeait dans une immense vallée d’eau verte, l’instant après, elle atteignait le fond de la dépression pour remonter vers le ciel, avant de franchir la crête et redescendre.

Assez vite dans ma carrière de matelot, j’ai lu la traduction de Hazel Barnes de L’être et le néant de Jean Paul Sartre dans lequel l’auteur affirme que les phénomènes ne se présentent à la conscience que dans le contexte existentiel des projets humains, un thème que l’on retrouve dans les Manuscrits de 1844 de Marx, où la nature est un produit de l’homme, ce qui revient à dire, par exemple, que lorsque le mystique voit une rangée d’arbres, sa conscience hypostasie un objet phénoménal totalement différent du poète, ou du capitaliste. Pour le mystique, c’est une manifestation ; pour le poète, une forêt ; pour le capitaliste, du bois. Dans cette perspective, une montagne ne paraîtra haute que dans la perspective de son ascension, et ainsi de suite, toujours en fonction des relations instrumentales impliquées dans les diverses préoccupations humaines. Mais les grands phénomènes naturels de la mer qui nous entouraient, de par leur factualité totale et irréductible, semblaient vouloir défier nos tentatives incertaines de les appréhender. Tout à coup, nous étions simplement là, bousculés par les forces impénétrables qui agissaient autour de nous, à nous demander si nous nous en sortirions vivants. Quelques-uns, il est vrai, imploreraient l’aide de Dieu dans de telles situations, mais quand nous avons finalement débarqués sains et saufs, nous nous sommes comportés comme des hommes qui ignoraient tout de Lui, comme si ces moments n’avaient été qu’un accès de démence, difficile à se remémorer une fois transportés dans des circonstances plus heureuses. Voilà une des leçons que m’a enseignées la mer ; en réalité, ces événements n’existaient pas seulement dans nos vies, ils y ont peut-être été prépondérants. L’homme était petit et faible, les forces qui l’entouraient, grandes, et il n’avait pas prise sur elles.

Parfois, un bateau coulait et des hommes mourraient. Je me souviens de ce pêcheur d’un autre bateau naviguant non loin de nous lors d’une ouverture, et qui comme moi, était chargé d’entasser les filets. Je l’ai vu sourire par bateaux interposés en tirant le filet du bloc hydraulique au-dessus de sa tête pour l’empiler avec soin sur la poupe en vue du prochain lancer. Quelques semaines plus tard, son bateau a chaviré lors d’une pêche en pleine tempête, il a été pris dans le filet et il s’est noyé. Je ne l’ai revu qu’une fois, dans un rêve, me faisant signe depuis la poupe de son bateau.

Le caractère extraordinaire des scènes que nous avons vécues, les tempêtes, les authentiques falaises de plusieurs dizaines de mètres de haut qui perçaient l’eau à la verticale, le froid, la pluie et la fatigue, les blessures et la mort qui frappaient occasionnellement les travailleurs, tout cela laissait la plupart d’entre nous presque indifférents. Après tout, les pêcheurs étaient censés être forts. Un bruit courait sur un bateau exploité par famille qui perdait de temps à autre un membre d’équipage en mer à la fin de la saison, systématiquement le seul travailleur du bateau qui ne faisait pas partie de la famille… Toujours est-il que sa perte permettait d’économiser les salaires qu’il aurait fallu lui payer autrement.

Sur un autre bateau naviguant en mer de Béring, le capitaine était âgé de vingt-sept ans, et il rapportait chaque année du crabe pour une valeur de plusieurs millions de dollars. Quand j’ai entendu parler de lui pour la première fois, nous étions à Kodiak, l’équipage avait mis à quai son bateau dans le port de la ville après une très longue sortie en mer effectuée quelques jours auparavant. Le capitaine était cloué dans la couchette de sa cabine privée où il vomissait du sang après avoir mangé des morceaux de verre en ville la nuit précédente en gage de virilité. Il allait un peu mieux quand je l’ai revu plus tard dans la mer de Béring à la fin d’une longue saison hivernale de pêche au crabe royal. Il était dans la timonerie, en haut, cerné par tout un attirail de radios capables de transmettre un signal venu d’à peu près n’importe où, d’ordinateurs, un loran, un sonar, un échosondeur et un radar. Ses tableaux de bord lumineux et leurs interrupteurs s’étalaient sous les 180 degrés de fenêtres de verre Securit qui surplombaient la mer et les hommes sur le pont en dessous, avec lesquels il communiquait à l’aide d’un haut-parleur. Ils travaillaient souvent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, extirpant leurs outils de pêche des eaux glacées sous la vigilance de toute une batterie d’énormes lampes électriques fixées aux mâts qui donnaient à la nuit perpétuelle des mois d’hiver les apparences du jour. Le capitaine était connu pour provoquer les éclats de rire, et il avait un jour coincé son équipage sur le pont sous la pluie pendant onze heures, au motif que l’un des matelots était allé en cabine prendre une tasse de café sans permission. Peu de marins restaient à ses côtés plus d’une saison, bien qu’ils gagnaient presque deux fois le revenu annuel, disons, d’un avocat ou d’un directeur de la publicité, et encore, en seulement six mois. De véritables fortunes se sont constituées dans la mer de Béring ces années-là, avant que la surpêche n’épuise les ressources de crabe.

Il avait jeté l’ancre, et il avait été assez aimable lorsque nous nous sommes amarrés à lui, puis il était venu à bord s’asseoir et bavarder avec notre capitaine. Ils parlèrent longuement, tantôt fixant pensivement la mer à travers la porte ou les fenêtres, tantôt échangeant des regards tranchants lorsque quelque chose les enflammait, comme de savoir ce que ses concurrents pensaient de lui. « Ils se demandent pourquoi j’ai quelques dollars », disait-il. « Eh bien, je n’ai dormi qu’une nuit dans ma propre maison l’an dernier ».

Il avait ensuite ordonné à son équipage de larguer les amarres et de lever l’ancre, et alors que son bateau s’éloignait en expirant une bouffée de fumée par la cheminée, ses yeux scrutaient nerveusement la surface de l’eau à travers les fenêtres de la cabine. Sa vigilance, son apparence physique proche du morse, ses voyages interminables à la poursuite du jeu et de l’argent, m’évoquaient quelques animaux prédateurs des mers. Ces gens, doués pour gagner de l’argent, mais indifférents à toute finalité ou tout objectif ultime, m’impressionnaient, et j’ai commencé à me demander de plus en plus si les hommes n’avaient pas besoin de principes capables de les diriger et de leur dire pourquoi ils étaient là. Sans de tels principes, rien ne semblait nous distinguer de notre proie en dehors du fait que nous étions plus précis, technologiquement capables de chasser plus longtemps, à une plus grande échelle, et avec une force de dévastation supérieure aux animaux que nous traquions.

Je me suis fait ses réflexions au cours de ma deuxième année à l’université de Chicago, où l’étude des systèmes moraux de la philosophie m’a fait prendre conscience qu’elle n’avait pas encore réussi à exercer une influence suffisante sur les morales des peuples pour prévenir l’injustice, et bientôt, que l’espoir qu’elle y parvienne à l’avenir était bien mince. J’ai découvert que la comparaison des systèmes culturels et des sociétés humaines dans leur succession et leur multiplicité historique avait conduit de nombreux intellectuels au relativisme moral. Puisqu’ils n’avaient jamais trouvé de morale dont les qualités lui auraient attribué une validité transculturelle, l’analyse mène au nihilisme, cette perspective qui voit les civilisations humaines comme des plantes hors-sol, expression de leurs diverses semences et terroirs, prospérant un certain temps, pour finalement s’éteindre.

Certains voyaient là une libération intellectuelle. Parmi eux, Émile Durkheim dans ses Formes élémentaires de la vie religieuse, ou encore Sigmund Freud dans son Totem et le tabou qui aborde l’humanité comme un patient et considère ses traditions religieuses comme une forme de névrose collective que nous pourrions à présent espérer guérir, à l’aide d’un athéisme scientifique total : une sorte de salut à l’aide de la science pure. Sur le sujet, j’ai acheté la traduction de Jeremy Shapiro de Connaissance et intérêt de Jürgen Habermas2, qui affirme que l’on ne peut pas s’en remettre à la science pure pour faire avancer avec assurance le progrès de soi et du monde. Un malentendu qu’il qualifiait de scientisme, par opposition à la science. La science dans le monde réel, disait-il, n’est pas dégagée de toute valeur, et encore moins d’intérêts. Par exemple, les types de recherche qui se voient accorder des subventions sont fonction de ce que leur société estime pertinent, opportun, profitable, ou important.

Habermas faisait partie d’une génération d’universitaires allemands qui, pendant les années trente et les années quarante, savaient ce qu’il se passait dans leur pays, mais qui tenaient à affirmer qu’ils étaient simplement engagés dans un processus de production intellectuelle, qu’ils vivaient dans la sphère universitaire, et qu’ils n’avaient que faire de l’opinion de l’État quant à leurs recherches. Le terrible point d’interrogation qui s’est posé aux intellectuels allemands lorsque les atrocités nazies ont été rendues publiques après la guerre a propulsé Habermas dans une profonde réflexion sur l’idéologie de la science pure. Et si une chose était sûre, c’est que l’optimisme des penseurs du dix-neuvième siècle comme Freud et Durkheim n’était plus tenable.

J’ai alors commencé à réévaluer le monde intellectuel qui m’entourait. À l’instar de Schopenhauer, je pressentais bien que les études supérieures devaient produire des êtres humains plus élevés. Mais à l’université, j’avais vu des chercheurs en laboratoire discuter la meilleure manière de fabriquer de fausses données de recherche en vue d’obtenir les subventions nécessaires à l’année suivante ; des sommités interdire l’utilisation de magnétophones dans leurs conférences de crainte que leurs concurrents directs prennent une longueur d’avance sur leurs travaux et publient avant eux ; et des professeurs rivaliser pour produire les programmes de cours les plus longs possible. Les qualités morales que j’avais jusqu’alors associées à l’humanité ordinaire, désespérément égarée, semblaient se retrouver aussi souvent chez les universitaires sophistiqués que chez les pêcheurs. S’il fallait rire des pêcheurs qui, après avoir fait une grosse prise de poisson, naviguaient de long en large devant les autres pour qu’ils constatent l’ampleur de leur chargement en voyant la hauteur de la ligne de flottaison sur la coque de leur bateau, tout en cherchant encore ostensiblement du poisson, que devrions-nous dire de l’universitaire qui se comporte de la même façon avec ses livres et ses articles ? Tout se passait comme si leurs connaissances n’avaient pas enrichi leur personnalité, comme si le secret de l’homme supérieur ne résidait pas dans leur sophistication.

Je me demandais si je n’avais pas épuisé tout ce que la philosophie avait à m’offrir. Si elle avait bel et bien démystifié mon christianisme et offert quelques clés de compréhension authentiques, elle avait laissé les grandes questions sans réponses. De plus, j’avais le sentiment que cela était d’une manière ou d’une autre en rapport (j’ignorais si c’était en tant que cause ou effet) avec le fait que notre tradition intellectuelle ne semblait plus vraiment se comprendre elle-même. Qu’étions-nous, philosophes, pêcheurs, éboueurs, ou rois, sinon les figurants d’une pièce de théâtre que nous ne comprenions pas, jouant nos rôles avec zèle jusqu’à ce qu’arrivent nos remplaçants, et que nous ne donnions notre dernière représentation ? Dans tous les cas, pouvons-nous légitimement espérer mieux ?

J’ai lu l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojèves dans laquelle il explique que pour Hegel, la philosophie ne culmine pas dans le système, mais dans l’Homme sage, soit une personne capable de répondre à toutes les questions possibles sur les implications éthiques des actions humaines. Voilà qui m’a fait réfléchir sur l’embarras qui est le nôtre en ce vingtième siècle devenu incapable de répondre à la moindre question éthique. Tout se passait donc comme si la maîtrise des choses concrètes sans précédent qui caractérise notre siècle nous avait finalement transformés, d’une certaine manière, en choses. J’avais mis en opposition cette idée avec la notion du concret chez Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit. Pour illustrer ce qu’est l’abstrait, il évoque la réalité matérielle et finie du livre que son lecteur tient entre les mains, tandis que le concret correspondrait à son interconnexion avec les réalités plus larges qu’il présuppose : les modes de production qui ont déterminé le type d’encre et le type de papier qui le constituent, les normes esthétiques qui ont dicté ses couleurs et ses formes, les systèmes de promotion et de distribution qui l’avaient amené jusqu’à son lecteur, le contexte historique responsable de l’alphabétisation et des goûts des lecteurs, les événements culturels qui avaient déterminé son style et son usage ; bref, le contexte global dans lequel il avait été élaboré et dans lequel s’inscrivait son ontologie.

Pour Hegel, le mouvement d’investigation philosophique procédait toujours depuis l’abstrait vers le concret, vers le plus réel. Il put ainsi conclure que la philosophie conduisait nécessairement à la théologie, dont l’objet était la réalité ultime : le Divin. Ce raisonnement m’a semblé mettre en lumière l’irréductible insuffisance dont souffrait notre siècle. J’ai alors commencé à me demander si, en matérialisant notre culture et notre passé, nous ne nous étions pas abstraits nous-mêmes, d’une manière ou d’une autre, de notre humaine appartenance, de notre vraie nature par rapport à une réalité plus élevée.

À ce croisement, j’ai lu un certain nombre de travaux sur l’Islam, dont les livres de Seyyed Hossein Nasr qui considère que nombre des problèmes que rencontre l’homme occidental, notamment les problèmes écologiques, s’expliquent par l’abandon de la sagesse divine de la religion révélée qui lui enseigne sa véritable place en tant que créature de Dieu dans le monde naturel, ainsi que la compréhension et le respect de ce dernier. Dépossédé de cette sagesse, il a dévoré et consumé la nature à l’aide de modèles technologiques d’exploitation commerciale toujours plus performants qui ont ruiné son monde à mesure qu’ils appauvrissaient son être intérieur, du fait qu’il ignorait les raisons de son existence et la finalité qu’il se devait de donner à ses actes.

Je pensais alors que cette idée pouvait tenir tant bien que mal, mais elle n’en éludait pas moins le mystère de la vérité de la religion révélée. Tout à la surface de la Terre, tous les systèmes moraux et religieux étaient ramenés sur un même plan, à moins d’avoir la certitude que l’un d’entre eux provenait d’une source plus haute que les autres, unique garantie de l’objectivité, de la force totale, de la loi morale. Sinon, l’opinion d’un homme ne valait pas moins que celle d’un autre, et nous restions dans une mer indifférenciée d’intérêts personnels contradictoires, où aucune objection valide ne saurait être formulée contre le principe de la loi du plus fort.

Puis en poursuivant mes lectures sur l’Islam, je suis tombé sur quelques passages traduits par W. Montgomery Watt d’Erreur et délivrance du théologien et mystique Ghazali, qui, après avoir traversé une crise d’interrogation et de doute, a réalisé qu’on ne trouve aucune autre source de lumière hors de la révélation prophétique ; en somme, la même conclusion que celle à laquelle m’avaient conduit mes propres recherches philosophiques. J’avais trouvé, selon les termes mêmes de Hegel, l’Homme sage, en la personne d’un messager divinement inspiré qui, lui seul, était autorisé à élucider les mystères du bien et du mal.

J’ai également lu la traduction du Coran d’A.J. Arberrys, The Koran Interpreted, et je me suis souvenu de mon ancienne aspiration à un livre sacré. Même dans sa version traduite, l’évidente supériorité de l’Écriture musulmane sur la Bible surgissait à chaque ligne, comme si la réalité de la révélation divine, dont j’avais vaguement entendu parler jusqu’alors, était désormais là, sous mes yeux. Dans son style exalté, son pouvoir, son inexorable caractère définitif, la troublante façon avec laquelle elle anticipe les arguments de l’esprit athée en y répondant à l’avance, elle exposait de façon claire Dieu en tant que Dieu et l’homme en tant qu’homme, elle révélait l’extraordinaire Unité de Dieu en même temps que la révélation de la justice économique et sociale parmi les hommes.

J’avais commencé à apprendre l’arabe à Chicago, et après avoir étudié la grammaire pendant un an avec assez de succès, j’ai décidé de prendre un congé et de tenter d’améliorer ma pratique de la langue durant une année d’études au Caire. De plus, je ressentais le besoin d’explorer de nouveaux horizons, et après une troisième saison de pêche, je suis parti pour le Moyen-Orient.

En Égypte, je crois avoir trouvé ce à quoi beaucoup doivent d’être entrés en islam, à savoir, la marque du monothéisme pur sur les fidèles, rien de tel ne m’avait encore frappé à ce point. J’ai rencontré beaucoup de musulmans en Égypte, bons et mauvais, mais tous influencés par les enseignements de leur Livre dans une ampleur sans commune mesure avec ce que j’avais vu ailleurs. C’était il y a maintenant quinze ans environ, et je ne peux pas me souvenir de tous, ou même de la plupart d’entre eux, mais peut-être que ceux qui reviendront à ma mémoire pourront illustrer mes impressions d’alors.

Je me souviens d’un homme sur la rive du Nil près des Jardins de Miqyas, où j’avais pris l’habitude de me promener. Alors que j’approchais, il priait sur un morceau de carton, face à l’eau. Sur le point de passer devant de lui, subitement, j’ai fait marche arrière afin de le contourner et ne pas le déranger. Après l’avoir observé quelques instants avant de m’éloigner je compris que cet homme était absorbé par sa relation avec Dieu, oublieux de ma présence, et plus encore de l’opinion que je pouvais avoir de lui ou de sa religion. À mes yeux, il y avait là quelque chose de magnifiquement détaché, de tout à fait étranger pour un Occidental, pour qui la prière en public est pratiquement la seule chose obscène qu’il connaisse.

Je me rappelle également un jeune lycéen qui m’avait salué près de Khân ail Khalili. Et comme j’avais des notions d’arabe et lui d’anglais, et qu’il voulait me parler de l’islam, il m’avait accompagné sur plusieurs kilomètres à travers la ville de Giza, m’expliquant autant que possible sa religion. Quand nos chemins se séparèrent, je pense qu’il a dit une prière pour que je devienne musulman.

Je me souviens aussi de cet ami yéménite qui vivait au Caire et qui m’avait apporté, à ma demande, une copie du Coran pour m’aider à apprendre l’arabe. Je n’avais pas de table avec la chaise de ma chambre d’hôtel, et j’avais pris l’habitude d’étaler les livres à même le sol. Et alors que je plaçais le Coran à côté des autres livres, il s’était baissé lentement, et l’avait ramassé en signe de respect pour l’Ouvrage. Cet acte m’avait impressionné, car je savais qu’il n’était pas croyant, mais c’était là la marque que l’islam avait laissée sur lui.

J’avais également rencontré une femme alors que je poussais ma bicyclette à pieds sur un chemin longeant la rive opposée du Nil à Louxor. J’étais couvert de poussière et assez pauvrement vêtu, et cette femme qui marchait vers moi était âgée, habillée de noir de la tête aux pieds, et sans un mot ni un regard, elle m’avait glissé une pièce de monnaie dans la main si soudainement qu’elle m’avait échappé. Le temps de la ramasser, elle avait déjà disparu. Elle avait cru que j’étais pauvre, et bien que mon apparence ne laissait pas de doute quant au fait que je n’étais pas musulman, elle m’avait donné de l’argent sans rien attendre en retour, mis à part ce que sa relation avec Dieu lui avait commandé de faire. Ce geste m’a beaucoup fait réfléchir sur l’islam, car c’est bien la seule chose qui semblait l’avoir motivé.

Les mois que j’ai passés en Égypte pour apprendre l’arabe ont suscité en moi de nombreuses autres réflexions. Je me suis surpris à me dire qu’un homme devait s’identifier à une religion ou à une autre, et j’étais surtout impressionné par la force qu’exerçait l’islam sur la vie des musulmans, en les imprégnant d’une certaine noblesse de la destinée et d’une largesse d’esprit qui les distinguaient des fidèles des autres religions, ou même des athées. Les musulmans semblaient avoir quelque chose de plus que nous.

Le christianisme avait sans doute ses aspects positifs, mais ils étaient mêlés à de nombreuses confusions, et j’étais chaque jour plus enclin à regarder vers l’islam, car son expression était la plus complète et la plus parfaite. La première question que nous avons entendue dans nos premières séances de catéchisme est : « pourquoi as-tu été créé ? », et la bonne réponse était : « pour connaître, aimer et servir le Seigneur ». En réfléchissant aux personnes qui m’entouraient, j’ai compris que l’islam semblait fournir la façon de le faire au quotidien la plus précise et la plus compréhensible.

Quant aux déshonorantes mésaventures politiques actuelles des musulmans, je n’avais pas le sentiment qu’elles pouvaient être retournées contre l’islam ou le déclasser à un niveau inférieur dans la hiérarchie naturelle des idéologies mondiales, mais plutôt qu’elles correspondaient à une phase de faiblesse dans un cycle historique plus vaste. L’hégémonie étrangère sur les territoires musulmans était antérieure à la destruction de la civilisation islamique au cours du treizième siècle par les hordes mongoles qui avaient rasé des villes et érigé des pyramides de têtes humaines depuis les steppes de l’Asie centrale jusque dans les pays de l’islam ; après quoi, le destin avait voulu que l’Empire ottoman élève la parole d’Allah pour en faire une réalité politique rayonnante, et qui perdurera des siècles. Je pensais que le moment était venu pour les musulmans d’engager l’islam dans une nouvelle cristallisation historique, un projet capable de susciter l’enthousiasme.

Puis, un jour, lorsqu’un ami du Caire m’a demandé : « pourquoi ne te convertis-tu pas à l’islam ? », j’ai découvert que Dieu avait instillé en moi le désir d’intégrer cette religion si riche pour ses fidèles, depuis les cœurs les plus simples jusqu’aux esprits les plus saillants. On ne devient pas musulman dans un acte de l’esprit ou dans l’expression d’une volonté, mais bien plutôt à travers la miséricorde de Dieu, et en dernière analyse, c’est bien elle qui m’a conduit à l’islam en 1977 au Caire.

1 NdT : Le problème historique de Jésus-Christ, version française traduite de l’allemand par Jacques Schlosser, Éditions de l’Épi, Paris, 1968.

2 Ndt : Titre original: Erkenntnis und Interesse, traduction française de l’allemand par Gérard Clémençon ; postface traduite par Jean-Marie Brohm.